vendredi 27 avril 2012

Madame Gutkowski

Irina Gutkowski répète à qui veut l'entendre qu'elle est la fille d'une héritière de la noblesse sicilienne et d'un officier de cavalerie polonais "toujours en première ligne". Irina Gutkowski est une élégante octogénaire qui glisse sur les dalles de son hôtel d'Ortygie dans une parfaite perpendiculaire de danseuse de ballet russe. Irina fait claquer son patronyme comme l'étendard de la droiture et de la bravoure de son père qui manqueraient tant aux Italiens "car il faut dire la vérité, Monsieur, ils ne savent pas ce qu'ils veulent." Ah, voilà. Mais cette détermination, fait-elle seulement défaut aux Italiens ou à tous les Européens dont quelques échantillons occupent ce matin la salle de petit déjeuner de l'hôtel Gutkowski ? Manque-t-elle à un territoire ou à l'époque ? Dans la voix de Madame Gutkowski, on entend la frustration d'un cœur que le corps ne suit plus tout autant que la nostalgie d'une époque flamboyante, mais surtout déception et reproche distribués à qui voudra les prendre. Le couple allemand s'esquive dans un sourire tandis que je me sers un deuxième café. Dans le dos de Madame Gutkowski l'eau miroite sous l'implacable azur.

mardi 24 avril 2012

Calme

La nuit sera calme, dit Romain Gary, qualifiant probablement celle éternelle entre toutes qui succédera à ses jours qui le furent si peu. En lisant les souvenirs et la pensée de ce jeune homme de soixante ans à l'époque de son entretien avec François Bondy, j'ai le sentiment assez net de vivoter. Je vivote. Oui, c'est ça. Quelle tiédeur face au Romain qui brûle (et encore, en parlant de tiédeur, je me flatte sans vergogne). Si les hommes sont inégaux sous bien des aspects, la vitalité n'échappe certainement pas à la règle. Quelle est cette énergie mystérieuse qui fait embrasser tout ce qui passe à portée ? Quel est ce bois dont sont faits les destins ? Ce matin, confortablement attablé sur une terrasse de Syracuse, le regard tendu sur l'imperturbable horizon de la mer Ionienne éblouissante, je me lamente non sans quelque volupté sur mon impardonnable timidité. Car ce qui me désole à la lecture du "cosaque un peu tartare mâtiné de juif", ce n'est pas l'insignifiance de mon passage sur terre comparé au sien (je n'ai tout de même pas cette arrogance) mais bien cette réserve (ou cette retenue) dont je fais souvent preuve et que l'on pourrait généreusement attribuer à une bonne éducation voire à une certaine forme de sagesse quand il s'agit plus véritablement dans la plupart des cas d'une vulgaire démonstration de faiblesse. 

mercredi 18 avril 2012

Arlésien

J’aime cette ville plus que de raison. Quand je parcours les quelques kilomètres qui séparent la gare SNCF du quartier de La Roquette, la même paix joyeuse (ou la même excitation sereine) s’invite à chaque fois, quelle que soit mon humeur à la descente du train et peu importent l’heure ou la saison. Je suis de retour là où j’appartiens (qui n’est donc pas là d’où je viens). Alea jacta est, Olé! 
Je pourrais égrener quelques souvenirs, mais un seul, le premier, peut expliquer plus sûrement pourquoi ces rues sont le décor de tant de mes rêves depuis plus de trente ans. 
L’année de mes neuf ans, ma maîtresse de l’école La Ferrage à Cannes décida de nous emmener trois jours à la découverte des vestiges romains de la Provence : Glanum à Saint-Rémy et les arènes d’Arles. Mais si les sites de cette excursion imprimèrent durablement la mémoire du petit garçon que j’étais, ce n’est pas du seul fait de leur intérêt historique, car si j’avais bien abandonné mes parents pour partir à la rencontre de l’histoire et de la géographie, je me souviens avoir découvert en premier lieu que les filles étaient plus désirables dans le car que dans la classe, et surtout qu'une irrépressible envie de les embrasser naissait en moi à proximité des statues, des mosaïques ou mêmes des ruines informes dès lors que ces dernières revêtaient la moindre qualité culturelle. Cette véritable révélation : que la culture au sens large éveillait chez moi une sensualité triviale, je l’ai connue là où sont les Alyscamps, et pas ailleurs.


lundi 16 avril 2012

La Vision De Jacob

Jacques Réattu - La Vision de Jacob
Anya Bartels-Suermondt - José Tomas

vendredi 13 avril 2012

Don Diego


Avant de voir évoluer Diego Ventura, je trouvais le rejon admirable et spectaculaire, mais pas émouvant. Je pensais que ce qui me touchait dans la course de taureaux, c’était le face à face entre le monstre cornu et le nain cousu d’or, les cinq cent kilos fonçant sur les talons plantés-là. Je ne venais pas dans l’arène pour voir un cours de dressage, je voulais la tragédie, pas le cirque. Et Diego est arrivé sur son cheval. Cabot grave, provoquant et fier, inventant à mesure les gestes qui manquaient à son art, ordonnant avec folie, dominant sans pitié ; Yorick et Achille réunis ravissant le cœur des dames et gravant la mémoire des hommes.

mardi 10 avril 2012

Mort dans l'après-midi

{…} A mon sens, d’un point de vue moral moderne, c’est-à-dire d’un point de vue chrétien, la course de taureaux est tout entière indéfendable ; elle comporte certainement beaucoup de cruauté, toujours du danger, cherché ou imprévu, et toujours la mort. Je ne vais pas en tenter maintenant la défense ; je veux seulement dire honnêtement tout ce que je crois être la vérité sur cette question. {…} Ceux qui lisent ces mots pourront déclarer avec dégoût qu’ils sont écrits par quelqu’un qui n’a pas leur finesse de sensibilité, à eux lecteurs ; en pareil cas, tout ce que je puis répondre, c’est que c’est peut-être vrai. Mais pour porter u tel jugement d’une façon valable, il faut que le lecteur – ou la lectrice ait vu les choses dont on parle et sache exactement quelles seraient ses réactions devant elles. {…} Je m’essayais alors à écrire ; j’éprouvais que la plus grande difficulté (outre savoir exactement ce qu’on a ressenti en réalité, et non ce qu’on aurait dû ressentir, et qu’on a appris à ressentir) c’était de noter ce qui s’était réellement passé au moment même de l’événement, de préciser les faits réels qui avaient produit l’émotion éprouvée. {…} la chose réelle, la succession mouvante de phénomènes qui a produit l’émotion, cette réalité qui serait aussi valable dans un an ou dix ans ou, avec de la chance et assez de pureté d’expression, pour toujours, j’en étais encore loin, et je m’acharnais à l’atteindre. Le seul endroit où l’on pût voir la vie et la mort, j’entends la mort violente, maintenant que les guerres étaient finies, c’était dans les arènes à taureaux, et je désirais beaucoup aller en Espagne, où je pourrais les observer. Je m’essayais au métier d’écrivain, en commençant par les choses les plus simples, et l’une des choses les plus simples et les plus fondamentales de toutes est la mort violente. Elle n’a rien des complications de la mort par maladie, ni de la mort dite naturelle, ni de la mort d’un ami ou de quelqu’un qu’on a aimé ou haï, mais c’est la mort tout de même, un des sujets sur lesquels un homme peut se permettre d’écrire. {…} Ainsi j’allais en Espagne pour voir les courses de taureaux et essayer d’écrire sur elles pour moi-même. Je pensais les trouver simples, barbares, cruelles et ne pas les aimer. Mais j’espérais y voir une forme d’action bien définie, capable de me donner ce sentiment de vie et de mort qui était l’objet de mes efforts. Je trouvai bien la forme d’action définie ; mais les courses de taureaux m’apparurent si peu simples et me plurent tellement qu’il eût été beaucoup trop compliqué de m’y attaquer avec mon équipement littéraire d’alors. A part quatre esquisses très courtes, je fus incapable d’en rien écrire pour cinq ans – et j’aurais aimé pouvoir en attendre dix. Il est vrai que si j’avais attendu aussi longtemps, je n’aurais sans doute rien écrit du tout. En effet lorsqu’on commence à s’instruire réellement sur un sujet, on a quelque répugnance à écrire tout de suite ; on voudrait plutôt continuer d’apprendre toujours. A aucun moment on ne se sent en mesure de dire : maintenant, je sais tout ce qu’il faut savoir sur mon sujet, écrivons donc ; à moins qu’on ne soit très infatué de soi, ce qui, j’en conviens, peut rendre compte de bien des livres. Certes, je ne dis pas aujourd’hui que j’en sais suffisamment. Chaque année, je vois qu’il y a toujours plus à apprendre. Mais je sais dès maintenant certaines choses qui peuvent être intéressantes à dire, et je resterai peut-être longtemps sans voir encore des courses de taureaux. Pourquoi donc n’écrirais-je pas dès à présent ce que j’en sais. {…} (Ernest Hemingway-Mort dans l'après-midi-Gallimard,1938)


mardi 3 avril 2012

A l'Orée du Bois

J'ai trouvé le petit tableau chez un brocanteur lillois il y a une vingtaine d'années. Il est peint sur un simple rectangle de contreplaqué, j'ai récupéré les couleurs en le nettoyant avec du Mir, il n'est même pas signé, mais tel qu'il est, il me plaît. Pendant toutes ces années, il a changé plusieurs fois de mur ou d'étagère, mais il ne s'est pas passé une semaine sans que je le regarde au moins quelques secondes. Je l'aime comme on aime un chien (du moins j'imagine, je n'ai jamais eu de chien).

La photo de Thomas Struth, j'ai dû la découvrir en 1999 ou 2000. Ce n'est pas son image la plus spectaculaire, mais elle m'a tout de suite aspiré : la tache d'ombre au premier plan, le virage d'où va surgir la Giulietta de Michel Piccoli, mais surtout ce bois sombre et mystérieux sur la droite, cette porte vers l'extérieur du cadre.
Ai-je pensé au petit tableau en voyant cette image pour la première fois... c'est probable même si je ne m'en souviens pas.

Ce qui est certain, c'est qu'en me promenant sur cette petite route du bocage normand à l'automne dernier, le tableau lillois et la photo de Struth m'ont sauté aux yeux d'un bond d'un seul. Tout était là : la teinte des feuilles au sol qui rappelle le toit de la ferme, le virage en miroir, le ciel d'orage, les verts tendres et les verts sombres, ce noir, et même l'indispensable perspective (même si plus subtile).

Mais ces détails ne disent rien. Ce qui me pousse à revenir inlassablement sur cette triple image (et je le réalise seulement à l'instant) c'est plus sûrement le choix qu'elle propose. Le regard penche d'un côté puis de l'autre, et retour et encore, alors la pensée abandonnant l'oeil prisonnier de son incessant va-et-vient se fixe sur l'alternative : courir vers l'ouest, la lumière, le feu de cheminée, le chocolat chaud, l'étable, les vaches dans les prés, les coquelicots... ou bien s'enfoncer dans le bois, pour s'y perdre, y rencontrer la sorcière et sa pomme, le chasseur, le loup, la vipère, le vent froid de la nuit...
A la frontière des mondes possibles, la liberté grande.

De Cuincy à Planque (?) - Auteur inconnu - 24-VIII-II
Waldstrasse auf dem Lindbergh / Landscape n°3 - Thomas Struth - 1992



dimanche 1 avril 2012

La Narinette

Jean Dubuffet jouant de la flûte nasale (ou narinette), Paris, 1961 - Jean Weber - Fondation Dubuffet