samedi 28 décembre 2019

As sure as the sun


- Bonsoir.
- Bonsoir.
- La semaine dernière, rue de Tombouctou, j'ai croisé un jeune Africain hilare qui tenait un préservatif usagé à la main.
- Elle est où, la rue de Tombouctou ?
- Près de la place de la Chapelle.
- Ah oui.
- Hier, j'ai entendu un jeune couple affirmer à un autre que les Big Mac étaient beaucoup moins bons à New York qu'ici, parce qu'en France on a une super viande.
- C'est étonnant.
- Quoi ?
- Je sais pas, tout.
- Cet après-midi, alors que je n'avais rien demandé, la vendeuse d'une boutique m'a fait la démonstration du système d'ouverture d'une poubelle à pédale, me spécifiant qu'on pouvait même laisser le couvercle ouvert quand on avait beaucoup d'invités.
- Vous étiez dans une boutique où l'on vend des poubelles, vous l'avez un peu cherché.
- Ce matin, j'étais sûr que mon père était toujours vivant.
- La trace d'un rêve...
- C'est difficile de se fier à ce qu'on vit.
- Il y a ce qui est réel, et ce qui ne l'est pas.
- Moui... A la radio, j'ai entendu une philosophe évoquer la différence entre la réalité et le réel. Il me semble avoir compris que le réel n'avait pas besoin de notre présence, alors que la réalité était justement notre expérience du réel.
- Ca fait sens.
- Vous dites « ça fait sens », vous ?
- Non, c'est la première fois.
- Je préfère, j'ai eu peur de parler à un inconnu.
- Fiez vous à votre expérience.
- Vous êtes marrant.
- Non, pas très, je sais.
- Vous voulez qu'on écoute quelque chose ?
- Oui, vous savez que j'aime ça.
- Oui. Moi aussi.

mercredi 11 décembre 2019

Nightclub

Ce midi, j'ai vu un chien gratter frénétiquement le bitume de ses pattes arrières après y avoir déposé sa crotte. Il avait l’air si sérieux, entièrement à son affaire, non sans une pointe de gêne, celle de la nudité totale. Je dois ressembler à ça quand je danse. Tentant de reproduire les gestes de mes ancêtres, m’y appliquant, mais sans y croire, incapable de le faire librement pas plus que d’en rire. 
J’ai dansé ce soir, seul devant la fenêtre, au son de Nightclub de Balthazar. Mes voisins du 32, au premier étage, en face, m’ont regardé, amusés, nous avons échangé un sourire. Je dois me détendre avec l’âge. Tout est moins grave. Je ne suis pas sûr de ce que ça veut dire. Ce sentiment compte certainement une part d’estime perdue, quelque chose d’un peu morbide même, mais cette défaite à un goût de pêche mûre, sucrée et juteuse. Je m’en régale, et relance Nightclub.

dimanche 1 décembre 2019

Ta main - 59



Light with traction


- Bonjour
- Bonjour
- L'essentiel se passe entre, non ?
- C'est-à-dire ?
- On s'attache souvent à décrire les débuts ou les fins, on délimite, on cerne, on pose des dates, des résultats, des faits, des totaux. On fait comme si tout était bien rangé. C'est supposé nous rassurer, j'imagine... 
- Ca ne vous rassure pas ?
- Non, ça m'angoisse. Parce que ça ne dit rien de ce qui se passe. On fait comme si on pouvait séparer les moments, les temps, comme des objets. Alors que l'essentiel de la vie se passe entre, à cheval...
- Dans les passages, les échanges, le mélange ? 
- Oui. Ca me rappelle que c'est comme ça qu'on appelait l'essence qu'on mettait dans les mobylettes. Du mélange.
- Il y avait quelques pour cents d'huile, non ?
- Oui, je crois bien.
- ... Il y a le feu orange, quand même.
- Vous avez raison. Entre le vert et le rouge. Qui laisse le choix entre l'accélération et le freinage.
- ...
- ...
- Continuez, continuez...
- Non, c'est tout. Ca se passe entre, quoi.
- ... Vous me faites penser à un bâtiment de Renzo Piano. A sa façon de faire, plus précisément : light with traction, léger en tension.
- On m'a déjà dit ça, il y a longtemps.
- Ah oui ?
- Oui. 

mardi 19 novembre 2019

Parce que

- Bonsoir.
- Bonsoir Monsieur.
- Oh, c'est bas. Ca fait longtemps d'accord, mais ce "Monsieur" n'était pas nécessaire.
- On a perdu le sens de l'humour ?
- "On" ne l'a jamais eu.
- D'accord, j'arrête. Qu'est-ce qui vous amène ? Ramène, devrais-je dire.
- Amen. 
- ...
- C'était de l'humour. Vous voyez, ça ne marche pas. J'ai pensé à venir vous voir - revenir vous revoir - en visitant l'expo Hans Hartung au musée d'art moderne.
- Ah bon.
- Oui.
- Hans Hartung vous fait penser à moi ?
- Oui, en quelque sorte. Le vert et l'orange, dans sa jeunesse. Le bleu plus tard. Ce sont précisément mes couleurs. Et je ne sais pas l'expliquer, mais les masses, les à-plats doux et les traits violents, les balayages verticaux, les vides... me touchent fort.
- C'est un peu froid, non ?
- Non, pas du tout. C'est de l'hyper sensualité retenue. Et encore, ça explose souvent. De plus en plus, avec le temps. Mais la puissance est là, depuis le début. L'effroi, et le mouvement pourtant. Ca caresse, ça érafle, et ça projette.
- ...
- Pardon. Ce que je dis n'a pas d'intérêt.
- Si, si.
- Le "si, si" c'est terrible. Pire que le "c'est bien, ça" de Sarraute.
- Oh là, tout de suite les grands mots... Non, je vous écoutais. C'est vous qui vous vexez.
- C'est possible.
- Continuez.
- Non, je reviendrai. C'est déjà pas mal, pour un retour.
- On regarde quelque chose ?
- Oui, on écoute surtout. C'est une chanson de Charles Aznavour, mais la retenue du peintre lui donne une autre profondeur.

jeudi 22 août 2019

And in the morning come

- Bonsoir.
- Bonsoir.
- Si je me fie aux statistiques, il me reste entre 7500 et 11 000 jours à vivre. Et évidemment, avec un peu moins de qualité vers la fin.
- Ca fait combien en années ?
- Il suffit de diviser par 365, vous avez une tête, non ? Mais justement, j'ai fait le contraire, parce que passé un certain âge, on a intérêt à être un minimum concentré, à ne pas gâcher. 
- L'âge de raison arrive un peu après sept ans, en fait.
- Oui, j'ai l'impression. Il y a un moment où il est sage d'arrêter de penser que ça ira mieux l'année prochaine, parce qu'il y a peu de chances, en vrai, surtout si on ne se bouge pas un peu le cul dès demain matin.
- Vous faites quoi demain matin ?
- Je vais à la mairie à 8h30 faire légaliser une signature, ensuite j'ai quelques réunions et des trucs prévus qui ne vous regardent pas.
- C'est ça, "se bouger un peu le cul" ?
- Pas exactement.
- Mais on ne fait pas toujours ce que l'on veut...
- Exactement.
- Alors, ça change quoi de penser en jours ?
- Ca réduit un peu le risque de s'endormir. Ca aiguillonne la question de la volonté. De nos volontés.
- De "nos" volontés ?
- Oui, quelles sont nos volontés avant la dernière ? Puisqu'on est supposé avoir une dernière volonté (ce qui est une sacrée question en soi, je vous l'accorde, mais il nous reste quelques jours pour y penser), on peut en avoir d'autres avant, non ? Que voulons-nous, et faisons-nous quelque chose pour ça arrive ? Ou attendons-nous que la vie et les autres décident pour nous ?
- Vous savez ce que vous voulez ?
- J'ai quelques idées, oui.
- Vous me direz ?
- Oui, oui. 
- On regarde quelque chose ? 
- Une pochette d'album. Et on écoute une chanson. Elle est belle.

mardi 16 juillet 2019

Une fleur

Tout chose

- Bonsoir.
- Bonsoir.
- …
- …
- …
- Ca va ?
- Oui.
- …
- …
- Vous avez l’air tout chose.
- Tout chose, c’est mignon.
- Calme et perdu.
- Tout chose.
- Oui.
- …
- …
- …
- On regarde quelque chose ?
- Oui.

lundi 22 avril 2019

La mer penche


La mer penche. Elle est en pente. Elle était encore droite, hier. Enfin, je pense. 
Elle était plate, horizontale, à peine animée de moutons d'écume. Les voiliers avaient besoin du vent ; les rameurs, de rames ; les nageurs, de sang.
Depuis ce matin, elle penche. Elle est plus haute à droite, c'est subtil, mais c'est évident. Les paquebots glissent en arrière, il n'y a rien à faire, la mer penche. 
Il n'y aura plus de marée. Désormais, elle part sur le côté. Ca devait arriver. 
On a beau dire, l'ordre n'est jamais tout à fait établi. Il suffit d'attendre, ou d'y mettre du sien. La mer penche. Elle descend en pente douce. Je m'y habitue presque déjà.