mercredi 9 janvier 2019

Yesternow


- Bonjour.
- Ah salut.
- Oui, je viens souvent en ce moment.
- Je me disais justement que ça faisait un moment qu'on se connaissait tous les deux.
- Oui. Mais n'en tirez pas de conclusion hâtive. Ceux qui nous connaissent depuis longtemps ne sont pas ceux qui nous connaissent forcément le mieux.
- Ah bon ?
- Oui, on actualise mal. On croit connaître les gens, mais on se souvient de ce qu'on s'est dit d'eux auparavant. Et on cherche inconsciemment à revalider ce qu'on s'est déjà dit.
- Continuez...
- On a du mal à voir le présent. Quand on dit "je le connais bien", on fait référence au passé, comme si la personne en question devait reproduire éternellement son comportement passé, alors qu'elle est libre justement d'en changer, ou qu'elle en change naturellement. 
- Oui, l'identité n'est pas statique.
- Exactement. On est une suite de présents non identiques.
- Une identité en mouvement.
- Oui, et plus on connait l'autre, plus on accumule de strates, plus ou moins passées, plus ou moins actuelles, plus ou moins obsolètes. Ces strates cohabitent dans notre regard, alors que l'objet de notre regard vit seulement dans la dernière. Je ne suis pas clair, hein ?
- Ca va.
- Je ne dis pas que le premier venu nous connait mieux que notre mère, mais...
- Non plus. Il y a peut-être une essence...
- Mais pour la connaître, il faut partir.
- Pour trouver son identité, il faut savoir quitter son identité.
- Exactement. Il faut savoir quitter son identité... Il y a une expression qui dit "Aller voir ailleurs si on y est", non ?
- Va voir ailleurs si j'y suis.
- Ah oui, c'est ça. C'est moins sympa. Mais si on se la dit à soi-même, c'est plus intéressant.
- Continuer à chercher qui on peut être.
- Oui.
- Vous souriez.
- Oui. Je suis content que vous existiez.
- Vous êtes con.
- Vous-même.
- On regarde un truc ?
- Un truc qui ne vieillit pas, oui

mardi 8 janvier 2019

Arcanes


- Bonjour.
- Ah. Bonjour.
- On n'a pas quelque chose de clair à dire tous les jours. Pourtant je suis là.
- D'utile à dire ?
- De clair, d'utile.
- Mais pourtant, on a envie de dire... 
- Ce qu'on ne sait pas.
- C'est ça.
- Comme si quelque chose devait l'être. Dite. Ou pensée, déjà. Parce qu'en l'état, avant d'être dite, cette chose empêche de penser, justement. Un bruit de fond, dans le brouillard.
- Qui pourrait laisser croire qu'on ne pense pas, alors qu'en fait c'est une pensée qui reste dans les limbes, qui peine à se frayer un chemin jusqu'à la conscience. Qui bloque le passage.
- Elle procrastine.
- Si on veut, oui.
- Alors je viens vous voir. Pour entendre ce que j'ai à dire.
- C'est ça.
- C'est pas neuf comme idée.
- Non, mais ça marche. Plus ou moins.
- Plus ou moins. J'ai l'impression que cette pensée est un savoir.
- Un savoir ?
- Oui, je sais quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Un truc caché, mais mal.
- C'est bien ça, une pensée dans les limbes...
- Ca a à voir avec la fin des choses. 
- La durée ?
- Rien ne dure, d'accord, mais certaines choses se terminent, et c'est encore autre chose.
- Quelle différence vous faites entre ce qui ne dure pas et ce qui se termine ?
- Rien ne dure toujours, mais en attendant, ça dure. La durée est relative, quand la fin est binaire. Dès la première page du livre, je sais que je ne vais pas le lire toute ma vie, mais tant que la dernière page n'est pas lue, je lis ce livre. A la dernière ligne, là seulement, le livre est terminé. Pas avant. Je peux faire durer la lecture, l'interrompre. Faire des pauses...
- Même si ne pas lire n'est pas tout à fait faire durer.
- C'est rester sur pause, ce n'est pas étirer, c'est vrai.
- Ne pas vivre n'empêche pas le temps de passer.
- Oui. L'image du lecteur qui choisit d'ouvrir ou de refermer son livre n'est pas juste, d'ailleurs. La plupart des choses ne nous attendent évidemment pas pour avancer. On est si peu aux commandes. Nous sommes nous-mêmes dans les livres des autres, et ils en tournent les pages à leur rythme. Et encore...
- Sans parler de Celui qui tourne les pages du grand livre...
- Je réalise que je fais partie des derniers dinosaures qui prennent du plaisir à toucher le papier des grands quotidiens, à en replier les pages avec un soin désuet.
- ...
- Quoi ?
- Non, rien. Je n'ai jamais su replier les pages des quotidiens.
- Parce que vous êtes cool, vous vous en foutez de bien replier les pages. Moi, je suis maniaque. Vieux et maniaque.
- C'est relatif, ça. Je ne suis pas spécialement cool.
- C'est vrai.
- On regarde quelque chose ?
- On écoute une voix, si vous voulez.

samedi 5 janvier 2019

Dans l'abrutissement qui me tient lieu de grâce


- Bonjour.
- Bonjour.
- C'est curieux parfois comme on pense avoir des choses à dire à un instant donné, et comme tout a disparu le temps qu'on ouvre la bouche.
- C'est ce qui vous arrive, là.
- Oui. Comme quand on ne parvient pas, au réveil, à tirer le fil du rêve que l'on vient de quitter. Il est tout proche, mais rien à faire, il reste hors de portée.
- Oui.
- Oui quoi ?
- Oui, je vois.
- Ah. Super.
- Je sais, ça n'est pas d'un grand secours.
- Je me demande si c'était plus simple quand on croyait.
- Pardon ?
- Quand la religion était forte, quand tout le monde était relié par plus ou moins la même croyance.
- Je ne suis pas un spécialiste.
- Je sais. Je pense tout haut, c'est tout.
- Je vous en prie.
- Chercher tout seul n'est peut-être pas une solution si formidable. Un autre péché d'individualisme. C'est présomptueux, non.
- Faire semblant de croire à une histoire n'est pas une tellement meilleure solution.
- C'est vrai.
- On ne cherche pas tout seul, on discute, on lit des hommes qui ont cherché avant nous, on cherche avec eux.
- ...
- Non ?
- Si, si. Mais par moments, Cioran ça manque de rose.
- De rose ?
- De rêve, d'anges, d'un salon où l'on déguste des loukoums à la rose, vautré dans des nuages épais.
- Evidemment.
- Dagerman a raison, notre besoin de consolation est difficile à rassasier.
- Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu : on ne m’a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier.
- ... Mais une fois de temps en temps, une proie tombe à mes pieds.
Vous le connaissez par coeur ?
- Le début, seulement, je sais que vous en avez besoin de temps en temps.
- Oh, c'est tellement gentil.
- On regarde quelque chose ?
- Vous le méritez. Ma favorite est Plein été, qui commence à 51 minutes 30, le son est d'une qualité merdique, mais tout est parfait.

Wah² Michel Houellebecq & Bertrand Burgalat from vhsclasx on Vimeo.