Ca
commence sur les pavés de la rue des Orfèvres, blancs comme des
miroirs dans le soleil rasant éblouissant. Pas un son, pas une voix,
pas un oiseau. Il marche seul dans les rues vides, les yeux grands
comme un touriste. C’est bien sa ville, mais sept ou huit siècles
plus tôt. Pourtant, il ne panique pas, il estime même que ses
chaussures en cuir et ses vêtements de toile devraient, par chance,
relativement bien se fondre dans l’époque. Et les silhouettes
recroquevillées au bas des maisons qui lèvent leurs yeux jaunes
vers lui ont l'air d'avoir d'autres soucis. La peste ou le choléra,
la famine plus probablement. Mais tous arrachent un sourire à la vie
qui leur échappe et lui en font cadeau. Il n'en demande pas tant. Il ignorait qu'on pouvait
survivre avec si peu de peau sur les os. Il pense au hasard. Il se dit que Paris a toujours été belle et qu'il fait bien
trop bleu pour mourir aujourd'hui. Les cadavres sont nombreux, mêlés
aux moribonds, mais personne ne pleure. Et pas d'odeur. Il se demande si cette étrange douceur doit autant à la mort qu'à la vie. Il ne sait pas vraiment ce qu'il veut dire.
Un
vieil homme semble l'attendre au coin de la rue, dernier humain encore debout. L'homme lui rappelle immédiatement Merlin l'Enchanteur
dans le film de Walt Disney, l'espièglerie en moins. Ou plutôt Vyasa dans le Mahabharata. Le vieil homme est aussi
maigre que les autres, mais semble moins en souffrir, il lui indique dans un geste une porte ouverte sur
un escalier qui conduit à un entresol. Dans l'immense pièce voutée, des victuailles en quantité suffisante pour nourrir la ville entière ont été disposées sur
cinq ou six longues tables placées en enfilade.
D'une voix étonnamment puissante, le vieil homme énumère :
« Sangliers,
faisans, ramiers, oiseaux de rivière, cercelles, buours, courtes,
pluviers, francolys, cravans, tyransons, vanereaux, tadournes,
pochecullieres, pouacres, hegronneaux, foulques, aigrettes,
ciquoingnes, cannes petieres, oranges flamans (qui sont
phoenicopteres), terrigoles, poules de l'Inde, coscossons et renfort
de potages... »
Puis après une
courte pause, « Tout est pour toi, nous
t'attendions. Tu dois tout manger. Seul. »
Il n'y a rien à ajouter, aucune question à poser, seulement quelque
chose à faire et c'est à lui de. Alors il mange toute la journée
et toute la nuit, sans appétit ni écoeurement, mécaniquement, et
au matin tous les plats de toutes les tables sont vides.
Le vieil
homme réapparaît avec le soleil et se dirige aussitôt dans une zone un peu plus sombre de la
pièce. Là, il soulève une toile de jute informe qui découvre une jeune
femme nue au corps sans bras ni jambe, au visage d'une pureté
absolue noyé dans une chevelure de bête fauve. « Si
tu pars avec elle, nous serons tous sauvés. Bien sûr, rien ne t'y
oblige. Nous comprendrions... »
Ils ne comprennent rien. Elle est le contraire de la malédiction. Elle est le bouleversement, le seuil et le but. C'est
Eurydice et il ne se retournera pas. Il la porte dans ses bras, il
est le plus heureux des hommes depuis que la terre en porte. Et il a faim.