Le jeune homme répétait inlassablement son histoire à la
mouette, mais le volatile ne voulait rien savoir. Il faut dire que tout ça n'avait ni queue ni tête : le chardonnay, Samantha, son écharpe perdue,
l'arrivée de la police et cette nuit sur le banc. Les cris de l'un et de l'autre n'arrangeant rien. Et puis la méprise. Lui pensant qu'elle en
voulait à sa bouteille alors que l'animal lorgnait sur le bout de
sandwich collé sous les fesses du jeune ivrogne. Je les laissai là et m'asseyai un peu
plus loin à côté de Morgan Freeman qui observait un pêcheur, avec les yeux d'un enfant au cirque devant un tour de magie. Et c'était d'ailleurs le cas tant la chorégraphie qu'exécutait le pêcheur semblait former une boucle
parfaite. Mais pour la décrire, je dois bien commencer quelque part, et mon esprit conventionnel cherchant inévitablement un début au cours des choses me pousse à choisir la
pose de l'appât sur l'hameçon (au commencement était donc la fin du
ver) effectuée accroupi, la ligne posée au
sol, d'un geste rapide et précis. Ensuite le lancer, mais un lancer sans amplitude manifeste, le vieil homme opérant un balancement naturel d'arrière en avant sans recherche de vitesse,
mais dans un timing parfait, le poignet souple se cassant en fin de
course avant d'accompagner la gaule au dessus du parapet dans un
mouvement descendant, presque au ralenti. Le temps d'un regard sur l'onde, et l'homme cale avec précaution la canne dans l'angle des barrières, puis s'accoude à la
balustrade, bras croisés. Après une trentaine de secondes d'immobilité,
il se saisit à nouveau de la canne et, une dizaine de tours de
moulinets plus tard, fait apparaître sous nos yeux ébahis un poisson
argenté dont j'ai oublié le nom (pour être tout à fait précis, je l'ai
demandé et fait répéter à Morgan, mais sans jamais pouvoir
l'orthographier correctement mentalement, d'où cet oubli). Le vieil
homme dépose alors l'albatros sans aile sur le pont et le plaque au sol
d'un pied délicat et sûr. Le décrochage de l'hameçon est réalisé dans un
seul geste, et après avoir été assommé d'un coup bref sur le bois sec,
l'animal rejoint ses congénères dans le sac plastique épousant
l'intérieur d'un sac en carton. Le temps d'hameçonner un autre appât, la boucle est déjà bouclée, et trente secondes plus tard surgit une autre
virgule argentée. Morgan m'explique que le vieux chinois (je l'aurais
pourtant pris pour un japonais) pêche toujours avec autant de succès
quand le vent vient du large, comme aujourd'hui. Quand il souffle de
l'intérieur, on trouve alors le sage homme à la pointe du boardwalk,
avec sensiblement les mêmes résultats. Morgan ne pêche pas, lui, non. Il descend sur le port et regarde le pêcheur, le dos tourné à la ville.
C'est tout. Et je suis bien ici, avec lui, prisonnier volontaire de cette boucle qui nous protège de tout. Oh, regarde, encore un poisson!