{…} A mon sens, d’un point de vue moral moderne,
c’est-à-dire d’un point de vue chrétien, la course de taureaux est tout entière
indéfendable ; elle comporte certainement beaucoup de cruauté, toujours du
danger, cherché ou imprévu, et toujours la mort. Je ne vais pas en tenter
maintenant la défense ; je veux seulement dire honnêtement tout ce que je
crois être la vérité sur cette question. {…} Ceux qui lisent ces mots pourront
déclarer avec dégoût qu’ils sont écrits par quelqu’un qui n’a pas leur finesse
de sensibilité, à eux lecteurs ; en pareil cas, tout ce que je puis
répondre, c’est que c’est peut-être vrai. Mais pour porter u tel jugement d’une
façon valable, il faut que le lecteur – ou la lectrice ait vu les choses dont
on parle et sache exactement quelles seraient ses réactions devant elles. {…}
Je m’essayais alors à écrire ; j’éprouvais que la plus grande difficulté
(outre savoir exactement ce qu’on a ressenti en réalité, et non ce qu’on aurait
dû ressentir, et qu’on a appris à ressentir) c’était de noter ce qui s’était
réellement passé au moment même de l’événement, de préciser les faits réels qui
avaient produit l’émotion éprouvée. {…} la chose réelle, la succession mouvante
de phénomènes qui a produit l’émotion, cette réalité qui serait aussi valable
dans un an ou dix ans ou, avec de la chance et assez de pureté d’expression,
pour toujours, j’en étais encore loin, et je m’acharnais à l’atteindre. Le seul
endroit où l’on pût voir la vie et la mort, j’entends la mort violente,
maintenant que les guerres étaient finies, c’était dans les arènes à taureaux,
et je désirais beaucoup aller en Espagne, où je pourrais les observer. Je
m’essayais au métier d’écrivain, en commençant par les choses les plus simples,
et l’une des choses les plus simples et les plus fondamentales de toutes est la
mort violente. Elle n’a rien des complications de la mort par maladie, ni de la
mort dite naturelle, ni de la mort d’un ami ou de quelqu’un qu’on a aimé ou
haï, mais c’est la mort tout de même, un des sujets sur lesquels un homme peut
se permettre d’écrire. {…} Ainsi j’allais en Espagne pour voir les courses de
taureaux et essayer d’écrire sur elles pour moi-même. Je pensais les trouver
simples, barbares, cruelles et ne pas les aimer. Mais j’espérais y voir une
forme d’action bien définie, capable de me donner ce sentiment de vie et de
mort qui était l’objet de mes efforts. Je trouvai bien la forme d’action
définie ; mais les courses de taureaux m’apparurent si peu simples et me
plurent tellement qu’il eût été beaucoup trop compliqué de m’y attaquer avec
mon équipement littéraire d’alors. A part quatre esquisses très courtes, je fus
incapable d’en rien écrire pour cinq ans – et j’aurais aimé pouvoir en attendre
dix. Il est vrai que si j’avais attendu aussi longtemps, je n’aurais sans doute
rien écrit du tout. En effet lorsqu’on commence à s’instruire réellement sur un
sujet, on a quelque répugnance à écrire tout de suite ; on voudrait plutôt
continuer d’apprendre toujours. A aucun moment on ne se sent en mesure de
dire : maintenant, je sais tout ce qu’il faut savoir sur mon sujet,
écrivons donc ; à moins qu’on ne soit très infatué de soi, ce qui, j’en
conviens, peut rendre compte de bien des livres. Certes, je ne dis pas
aujourd’hui que j’en sais suffisamment. Chaque année, je vois qu’il y a
toujours plus à apprendre. Mais je sais dès maintenant certaines choses qui
peuvent être intéressantes à dire, et je resterai peut-être longtemps sans voir
encore des courses de taureaux. Pourquoi donc n’écrirais-je pas dès à présent
ce que j’en sais. {…} (Ernest Hemingway-Mort dans l'après-midi-Gallimard,1938)