dimanche 14 août 2011

Joueurs


J’entretiens une relation particulière avec Don DeLillo.
Les lectures de dix de ses livres sur une vingtaine d’années, leur contenu, le style de DeLillo, et de multiples résonnances au fil du temps, ont tissé des liens plus ou moins conscients entre (les livres de) ce Monsieur et moi-même, des liens qui n’appartiennent qu’à nous. Une histoire d’affinités, j’imagine, parce que c’est lui, parce que c’est moi, mais surtout, plus probablement, parce qu'il sait écrire ce que je (ne) comprends (pas). Assez exactement.
Je ne suis évidemment pas le seul admirateur de DeLillo à pouvoir écrire ces quelques lignes, mais.
J’ai découvert DeLillo en 1992 en tombant sur une pile toute neuve de Mao II posée sur une table de la librairie Actes Sud à Arles. Le titre, la photo et le nom de l’auteur ont fait naître aussitôt des évocations simultanées dans tous les sens : “Don” Diego Donald (sans compter le Draper à venir), l’Espagne et l’Italie, les parrains, la noblesse émigrée “DeLillo”, son L majuscule central et sa sonorité ; “Mao II” en référence à Warhol, mais aussi Mao tout court titrant l’image de ces occidentaux hurlants, victimes ou guerriers, forcément coupables, plongeant-sortant des flammes de l’enfer, du Vietnam, d’un accident technologique ou d’un acte de terrorisme (à venir)… Sans oublier la quatrième de couverture qui indiquait (de mémoire) que si cet ex concepteur-rédacteur dans la publicité était encore inconnu en Europe, il était l’auteur d’une œuvre déjà importante et acclamée outre-Atlantique…
Très bien, mais le plus intéressant, c'est que la lecture de Mao II fut largement à la hauteur de mes espérances de jeune instant-groupie. Et je dois avouer qu’à mon réel plaisir de lecteur s’ajouta la fierté puérile d’avoir mis la main tout seul comme un grand sur un livre important, pour ne pas dire d’avoir ni plus ni moins découvert un auteur dont tout le monde allait bientôt parler. Oui...
Vingt ans plus tard, je termine Joueurs à Arles (acheté il y a quelques années à Paris et oublié-perdu depuis, derrière une rangée d’autres livres). Et j’éprouve le même (le même ?) plaisir qu’à la lecture de Mao II vingt ans plus tôt. Ces personnages perdus dans une civilisation en bout de course qui jouent les rôles (impossibles ?) qui se présentent à eux (comme ils ont accepté les précédents), ou qui les inventent à l’envers à l’endroit dans une écriture automatique aveugle mais toujours consciente de la fin (de la route), parce qu’il n’y a rien d’autre à faire ou alors le contraire, ce qui revient évidemment au même à un détour près... Ces parenthèses à l’intérieur de ces parenthèses qui vous rapprochent en vous éloignant, ces micro histoires avortées, ces dialogues qui appartiennent à qui, ces doubles rôles, ces demi sentiments tellement plus parlants que les gros, ces gestes de rien qui changent tout, ces mots ordinaires et obsédants, ces décisions logiquement incompréhensibles et pourtant pas, tous ces détails de nos toutes petites histoires dans la grande rapportés avec une mémoire impitoyable et pourtant compatissante, construisent-traduisent si bien mon petit chez moi, tellement si bien. Vies minuscules, destins, affinités électives, je vous dis.
Et quand DeLillo, dans Joueurs toujours, mêle attaque terroriste et World Trade Center dès 1991, j’éprouve avec lui le sentiment puissant d’avoir compris depuis longtemps. Mais quoi ?
Demain, je vais me rendre à la librairie Actes Sud du Méjean, et je vais en ressortir avec un autre DeLillo. La vie est belle, la vie est simple.