lundi 22 avril 2019

La mer penche


La mer penche. Elle est en pente. Elle était encore droite, hier. Enfin, je pense. 
Elle était plate, horizontale, à peine animée de moutons d'écume. Les voiliers avaient besoin du vent ; les rameurs, de rames ; les nageurs, de sang.
Depuis ce matin, elle penche. Elle est plus haute à droite, c'est subtil, mais c'est évident. Les paquebots glissent en arrière, il n'y a rien à faire, la mer penche. 
Il n'y aura plus de marée. Désormais, elle part sur le côté. Ca devait arriver. 
On a beau dire, l'ordre n'est jamais tout à fait établi. Il suffit d'attendre, ou d'y mettre du sien. La mer penche. Elle descend en pente douce. Je m'y habitue presque déjà.

lundi 15 avril 2019

You too they kissed your heart

- Bonsoir.
- Bonsoir.
- Je n'ai pas envie de parler. Trop de choses à dire.
- D'accord je n'insiste pas.
- Merci.
- Vous passez juste dire bonsoir, quoi.
- Exactement.
- C'est gentil.
- Je ne sais pas. Je ne dirais pas ça. Si j'avais un chat, je serais sûrement resté chez moi.
- Je fais office de chat ?
- En quelque sorte.
- Ah oui... C'est moyennement valorisant.
- J'ai beaucoup de respect pour les chats. C'est juste que je suis allergique.
- Avec moi, ça va ?
- Ah oui, très bien. Vous, vous êtes un sphynx.
- Un chat sans poil ?
- Oui. Bien que l'allergie tienne plus à la salive qu'au poils, je crois.
- Tant qu'on ne s'embrasse pas sur la bouche...
- Bon, je vais y aller, moi.
- Ce n'était pas une invitation.
- Je sais, je sais, mais je n'ai pas envie de parler. Et on ne va pas s'embrasser, vous avez raison, alors...
- On peut écouter quelque chose avant que vous partiez ?
- Oui, c'est une idée. Les Black Angels. De l'électricité. Un clavier, une basse Höfner. Des guitares, des effets. Des spots rouges. Et quand la batterie entre, on sait qu'on est sauvé, il ne peut plus rien nous arriver.
- Ok, on y va.
- Je vous préviens, je vais l'écouter dix fois de suite.
- Pas de problème, je ronronnerai sur vos genoux.

dimanche 14 avril 2019

Paul Signac - Sur la route de Gennevilliers, 1883


Paul Signac a le soleil dans le dos. Il s’est installé à l’angle du carrefour, face à la ligne d’usines et de bâtiments au loin. Un horizon de petits cubes colorés d’où s’élève une fumée noire crachée par trois cheminées dans le bleu d’un ciel immaculé. Au premier plan, quelques arbres décharnés dont les ombres bleues sont les seules à emprunter la route blanche comme un désert de sel. Nous sommes au milieu de nulle part. Entre la ville et la ville, entre Paris et la banlieue. Mais c’est aussi bien la dernière prairie avant Chicago ou Los Angeles, un bord de route où s’élèvera bientôt un « diner » peint par Hopper, où Lauren Bacall attendra Humphrey Bogart ; une baraque où Michèle Morgan retrouvera Jean Gabin. S'il en est encore temps. La route a recouvert la piste, on espère l'arrivée de deux cyclistes, mais on entend déjà les bétonneuses. Ce tableau a des faux-airs de fin du far-west filmé par John Huston, et ce sont certainement les pur-sang des Misfits qui cuisent dans fourneaux de Gennevilliers. En essayant de trouver des informations sur La route de Gennevilliers, je découvre qu’une entreprise en commercialise une reproduction sur un paillasson, et qu’elle qualifie son produit d’idée-cadeau originale. C’est à pleurer. Et s'ils ont pensé à la déclinaison tapis de souris, ils ont négligé la version mouchoir. Certains soirs, on se prend à douter du progrès.