jeudi 12 juillet 2012

Une défaillance du système central de régulation


Une nuit à Athènes, à moins qu’à Istanbul ou Dublin.
Du haut de la colline, la ville se dessine en cubes noirs sur fond noir, il n’y a plus d’électricité depuis longtemps. On entend quelques voix au loin, à peine, ou des râles d’animaux, ou plutôt la mer, car les hommes se taisent, retiennent leur souffle, tentent de reprendre des forces, aiment ou prient, ou pleurent en attendant le spectacle prochain d’une inhumanité nouvelle. Le massacre est pour demain à l’aube, personne ne sait à quoi il ressemblera, mais chacun joue avec le pire que son imagination peut lui offrir.
Le plus haut gradé de ma piteuse compagnie nous briefe : nous devons évacuer sans attendre, replier pour nous battre plus loin, nous sommes la dernière chance, et à ce titre, nous sommes sacrés.
J’ignore absolument quelle chance nous sommes et pour qui, ni ce qu’implique ce caractère sacré, mais je reste à ma place au milieu des autres soldats. Nous grimpons dans une autochenille blindée sur laquelle nous fixons deux mitrailleuses supplémentaires au-dessus de la cabine du conducteur. Un sergent cherche deux hommes pour les actionner, ma main s’élève par réflexe, mais réalisant mon ignorance, je me ravise aussitôt. 
L’officier supérieur reprend la parole : le cargo amarré sur le quai 3 est notre unique issue, il quittera le port sans autorisation dans moins d’une heure sous un déluge de feu qui ne laissera aucune chance aux passagers à découvert, nous devons donc nous enfoncer au plus profond du navire en empruntant la rampe d’accès circulaire destinée au chargement des containers, mais celle-ci étant envahie depuis plusieurs jours par quelques centaines de réfugiés, nous devrons nous frayer un passage parmi eux, quel qu’en soit le prix.
L’autochenille est en marche, et les mitrailleuses crachent ce qu’elles peuvent. Je pense au nouvel an à Amsterdam et aux guirlandes de pétards enroulées autour des arbres, je ne pense pas à Strange Fruit de Billie Holiday, je n’entends pas les cris, je n’entends pas les craquements d’os sous les chenilles, je suis projeté à l’avant de l’habitacle contre la paroi, les corps des autres soldats s’agglutinent sur moi, nous descendons toujours en tourbillonnant, je repense à une fête foraine dans le Var quand j’avais six ou sept ans, mais je ne vomis pas, je me concentre sur le froid de la tôle contre ma joue, je ne reconnais plus mes compagnons qui prennent les uns après les autres les traits d’acteurs américains, Matt Dillon me regarde comme un enfant perdu, son ventre est ouvert du sternum au pubis dévidant tous ses organes en chapelet, c’est terrifiant et beau, ça brille d’un blanc laiteux, bleu profond et carmin par endroit, reflets de céramique, marbrures de Carrare. Tous mes compagnons éventrés tentent de réunir leurs morceaux, mais c’est l’intestin de l’un dans la main de l’autre, le foie de l’autre rangé dans le ventre d’un troisième, je me demande si j’assiste à un rite initiatique ou à l’expression d’une justice immanente sanctionnant notre trouée infernale. Je regarde mon corps qui ne s’ouvre pas lui, ou du moins pas encore, autour de moi les hommes ne crient pas, ils respirent fort dans un même rythme, c’est tout, ventres béants, bouches closes. Maintenant ça ne tourne plus, ça ne descend plus, l’autochenille est arrêtée, son moteur s’éteint, la lumière de la cabine s’éteint à son tour, stop, seuls nos pieds bougent encore, et nos bottes pataugeant dans l'enchevêtrement de boyaux créent un gargouillis caverneux régulier. Je pense à une berceuse. Perlé d’une sueur étrangement épaisse, j’attends là.