jeudi 8 septembre 2016

Petit morse brun à la montagne

L’été n’est pas terminé, mais l’hiver est déjà là. Le soleil brille d’accord, mais un vent glacial fait danser les poils sur son dos. Ca fait comme des petites vagues sur la mer, c'est joli. Lui, c'est un petit ours brun, pas un ourson, mais il n'est pas très grand, quoi. Pour un ours.
Là, il se tient parfaitement immobile à l’entrée d’une grotte, son cul tourné vers le soleil et une patte antérieure curieusement levée, qui lui donne des airs de gros épagneul breton dégénéré. Enfin, il se décide. Il avance, mais sans bouger ses appuis : d’un unique et lent mouvement du cou, il pousse son museau à l’intérieur, en éclaireur. Ca sent bon le bois sec et la myrtille. Enfin, c’est ce qu’il se dit sans en être bien sûr (comme un amateur hésite à nommer les arômes à l’ouverture d’une bonne bouteille). La myrtille ou la mûre ou autre chose, mais une odeur qu’il apprécie, en tous cas. C’est un ours curieux, comme le sont tous les ours, mais un peu plus, alors il va évidemment voir plus loin. Il fait un pas, c’est à dire au moins deux, et il la découvre avant même de la voir : une cavité juste à sa taille, là au fond de la grotte, dans sa partie la plus obscure, un peu humide mais pas trop, mignonne tellement. Il s’approche, renifle. Il n’y a pas à tortiller, c’est une merveille de petite cavité polie par des eaux millénaires ; striée de fines nervures horizontales mauves et roses ; douce et ronde comme l’intérieur d’un œuf. Il tâtonne un instant pour la forme, comme par galanterie, mais il ne tarde pas à s’y caler, et aussitôt il sait qu’il est chez lui. Ah, quel endroit ! C’est sa contre forme idéale, à peine plus grande que lui, pour ne jamais s’y sentir à l’étroit ; pour s’enfoncer un peu plus à gauche un soir ou un peu plus à droite un autre ; ou pour pouvoir grandir encore, on ne sait jamais… Ah, quelle rencontre ! Quelle trouvaille ! Il en danse de joie comme une marmotte devant son premier perce-neige.
Pendant de longues semaines, il est incapable de penser à autre chose. Quitter son abri lui déchire le coeur, même pour aller se régaler de ce délicieux miel que les abeilles font par ici. Et quand chaque nuit vient, il peine à trouver le sommeil tant il se réjouit encore et encore de sa découverte. On dirait le Sud, le temps dure longtemps. Et la vie sûrement plus d’un million d’années. 
Justement, il est largement temps de songer à hiberner. Aujourd’hui, il s’offre une dernière sortie pour faire le plein de lumière avant la longue et douce nuit ; des mois et des mois, juste sa grotte et lui. D’ailleurs, assez gambadé. Demi-tour, on rentre à l'écurie. Ecoutez-le chanter, regardez-le galoper jusqu’à son abri. Regardez-le s’arrêter net. Car un malheur est arrivé. Inimaginable. Connaît-il une hallucination due à l'ingestion hasardeuse de quelque champignon des bois ? Ou bien est-il victime d’une distraction extraordinaire qui lui fait prendre une montagne pour une autre ? Il y a certainement une explication raisonnable, on ne peut pas être privé d’une telle félicité du jour au lendemain, sans raison. La vie n’est pas si injuste, les gens ne sont pas si méchants.
Le petit ours doit pourtant se résoudre à l’impossible : un éboulis, venu du ciel ou des enfers, empêche tout accès à sa grotte. Il refuse ce grand n'importe quoi, bien sûr, et tente de déplacer l’un des rochers, puis un autre plus petit, et encore un autre. Mais c’est du pareil au même, il n’y a rien à faire, même pour un petit ours fort comme lui. Le bonheur est là, tout près, mais hors d’atteinte. Il pleure sans bruit, assis sur ses fesses d'oursIl reconnaît sa défaite. Il pleure comme un homme. Et les larmes qui sortent de ses yeux gèlent les unes sur les autres avant de toucher le sol. Et de ses joues pendent bientôt deux stalactites qui font inévitablement penser à des défenses de mammifère marin, incongrues peut-être, mais vraiment très bien dessinées. Sans réaction, incapable de faire cesser ses pleurs, notre animal regarde impuissant ses deux nouvelles défenses progresser lentement vers le sol. Avant que le soleil ait disparu derrière la crête, les deux stalactites sont profondément fichées et le mammifère solidement amarré. Et il reste planté là, face à son asile perdu, inconsolable petit morse brun, seul au milieu du silence de la montagne (où, comme on le sait, nulle musique n'adoucit les morses).