samedi 16 mars 2019

J'ai pu partir parce que je venais d'ailleurs


Hier soir, en revoyant Marius et Jeanette, de Robert Guédiguian, j'ai compris que si j'étais né là où j'ai grandi, je n'en serais peut-être jamais parti.
Je suis né dans la région parisienne. J'ai vécu mes trois premières années à Paris, Quai de Jemmapes, dans le 10e arrondissement. Je n'en garde aucun souvenir.
En 1970, mes parents sont partis travailler dans le sud de la France. A Fréjus, puis à Cannes où j'ai passé toute mon enfance, le plus clair du temps sur un vélo.
Je me souviens du jour où on a troqué la 2 chevaux grise pour une GS blanche.
Je me souviens de l'appartement complètement inondé suite à une bête purge de radiateur qui tourne mal.
Je me souviens du 10 mai 1981 et de la clameur puissante qui est montée dans l'immeuble où nous habitions et dans les cités alentour. Je me souviens de la joie de mon père. De l'espoir de tous.
Je me souviens des soirées douces sur le parking, à pédaler sans fin d'un bâtiment à l'autre, à lécher des barquettes de Nutella, à partager des Nuts et des Milky Way, des Ricqles et des Canada Dry.
Le Grand Jas n'était pas l'Estaque, mais c'était un monde clos, à distance du centre-ville, de la Croisette et du Palais des festivals. Nous n'étions pas vraiment Cannois, nous étions du Grand Jas. Petits blancs ouvriers de la résidence des Jasmins, ennemis des nord-Africains de la cité des Cigales ou de ceux du Riou, plus pauvres que nous, plus bagarreurs, pas plus voleurs. On vivait ensemble, aux Jasmins, moitié dedans moitié dehors, tous les enfants dans la cour ou à "la Terre", le bas de la colline de la Croix des Gardes où l'on apprenait la vie à l'écart des adultes, premières cabanes, premiers feux, premiers baisers, premières cigarettes ; on en revenait avec des bleus et des écorchures, le coeur chaviré, souvent ; hors d'haleine après avoir découvert cet homme sans-abri qui s'était installé là, dans notre forêt, ou le jour où Nathalie nous avait montré ses seins. Les Agascinsky, Guzman, Martinez, De Fazio, Marescaux, Gibouin, Renaudat s'entendaient bien. Pour jouer au foot ou voler des mobylettes, pour transformer un bac à sable en skatepark ou courir à l'aide de celui qui avait un problème avec ceux des Cigales. Les parents étaient de bons voisins. On n'était pas chez Guédiguian, mais ça sentait bon le sud, les eucalyptus, les mimosas et les sardines grillées sur les balcons. Il y avait des affinités, des coups de gueule, des discussions de cage d'escalier, qui n'en finissent pas, des blagues avec l'accent, des apéros. Une solidarité d'ouvriers, de petits commerçants, presque un village.
Je me suis toujours senti différent, avec eux et pas. J'étais le Parisien, celui qui ne prenait pas l'accent. Moins bagarreur, trop sensible, "il est pas un peu pédé, Steph ?". Et j'étais bon à l'école quand tous y souffraient. Mais surtout, je me sentais d'ailleurs, je pouvais m'inventer des racines Place de la République, à la capitale, soutenir le PSG, projeter un retour. Laisser Maman et Papa dans le F3 de l'impasse de Cigales, et sauter dans un train terminus Gare de Lyon.
J'avais 17 ans, c'était jeune pour quitter des parents adorables. Je savais mon geste égoïste. Traître. Mais je devais le faire, ce geste, puisque j'en étais capable.