vendredi 28 octobre 2016

Le centre du monde

Il a tout de suite su que c'était là. Au passage de l’embrasure, le tumulte avait disparu. Sa respiration s’est posée, son corps s’est calé. Il a considéré l’endroit, sans le détailler, mais avec précaution. Comme on tombe sur une biche à l’orée d’un bois. Dans l’air flottait un souvenir de pain grillé, et autre chose de rassurant : ambre, santal, peut-être, ou seulement le chêne de l’escalier.
Une minute passe, ou plusieurs. Il s'est habitué à la pénombre. Après un regard circulaire pour s'approprier les volumes, il ose un oeil dans les pièces voisines. Il est prudent, mais sa curiosité lui semble légitime.
Personne pour créer la moindre interférence, pas une voix, à peine quelques pas à l’étage, une porte qu’on referme sans hâte : mieux qu’un silence.
Il est une oreille dans l’espace qui l’entoure, et la musique qui n’y est pas jouée est à l’exact tempo de son cœur. L’air aussi est d’une douceur précise. Pas de climatisation bien sûr, mais d’imperceptibles courants d’air qui se chargent de maintenir la température idéale. Un rayon de soleil se hasarde dans l’entrée, et reflue.
Il le sait, ici on peut écarter les bras, courir comme un jeune cocker, danser les yeux fermés ou regarder le plafond si l’on préfère, les angles ne vous cogneront pas, vous avez le plan en mémoire, c’est vous qui l’avez dessiné dans une autre vie. Vous pouvez chanter ou crier, les sons ne rebondiront pas, même le parquet ne grince plus depuis cent ans au moins. Tout sonne exactement comme il doit sonner. C'est ici que Gainsbourg a enregistré Melody Nelson, ou bien il aurait dû. 
Les couleurs ont été choisies pour rapprocher le jour de la nuit. Il le note, et le notant réalise qu’il n’est plus un cocker mais un chat. Une porte en profite pour s’ouvrir sur un humain qui s'adresse à lui sans prononcer un mot. Pourtant le message est clair : vous pouvez baisser la garde, Chevalier ; ne vous retournez pas, vous êtes à votre place ; avancez, on vous attendait. L’humain qui l’informe ainsi est si naturellement chaleureux qu’un peu de magie n’est pas à exclure. Magie noire et bleue. Coltrane et Keith Richards. Avec une pointe de rouge. Klein, William. Ou Guy Bourdin. La note est bleue, mais chaude. Qu’elle vienne quand elle veut. Maintenant c’est mieux.
On peut raisonnablement imaginer qu’un lieu soit propice à l’expression d’états ou de sentiments particuliers, et que témoin de ces états, celui-ci s’en imprègne et favorise par-là même leur réitération, s’en imprégnant davantage à chaque occasion et densifiant probablement à mesure le caractère fantastique de son pouvoir. Il pourrait le dire à peu près comme ça, mais il pense plutôt à un autre triangle des Bermudes ; une terre sacrée qui déréglerait radars et boussoles ; un champ magnétique qui détacherait le visiteur du passé autant que de l’avenir – qui rendrait l’avenir dispensable. C’est là qu’il se trouve. Ici et maintenant. Comme avant la lumière. Ou avant encore, sur l’impossible scène du crime de sa conception, peut-être. Non, n'exagérons rien. Il se sent chez lui, comme jamais, sans bien savoir ce que cela veut dire. Mais il veut rester là. C’est là qu’il se passera quelque chose si quelque chose doit se passer. Dehors, on ne pourra que meubler. Quel intérêt de s’agiter davantage. Pour ce qu’on a appris, franchement. Et puis, les enfants sont faits maintenant. Ils finiront de cuire tout seul. Ils iront plus vite, espérons. Il est temps de penser à la vie. Il est tard, mais il sait où chercher.